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RÉVOLUTION FRANÇAISE.

témoignaient des craintes sur les desseins de Bonaparte, dans lequel ils voyaient un César ou un Cromwell, on leur répondait par ces paroles du général lui-même : Mauvais rôles, rôles usés, indignes d’un homme de sens, quand ils ne le seraient pas d’un homme de bien. Ce serait une pensée sacrilége que celle d’attenter au gouvernement représentatif dans le siècle des lumières et de la liberté. Il n’y aurait qu’un fou qui voulût de gaîté de cœur faire perdre la gageure de la république contre la royauté, après l’avoir soutenue avec quelque gloire et quelques périls. Cependant l’importance qu’il s’accordait dans ses proclamations était de mauvais augure. Il reprochait au directoire la situation de la France d’une manière tout à fait extraordinaire. « Qu’avez-vous fait, disait-il, de cette France que je vous ai laissée si brillante ? Je vous ai laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ; je vous ai laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ; je vous ai laissé les millions d’Italie, et j’ai trouvé partout des lois spoliatrices et la misère. Qu’avez-vous fait de cent mille Français que je connaissais, tous mes compagnons de gloire ? Ils sont morts... Cet état de choses ne peut durer ; avant trois ans, il nous mènerait au despotisme. » C’était la première fois, depuis dix années, qu’un homme rapportait tout à lui seul, qu’il demandait compte de la république comme de son propre bien. On est douloureusement surpris en voyant un nouveau venu de la révolution s’introduire dans l’héritage, si laborieusement acquis, de tout un peuple.

Le 19 brumaire, les membres des conseils se rendirent à Saint-Cloud. Sièyes et Roger-Ducos accompagnèrent Bonaparte sur ce nouveau champ de bataille ; ils étaient allés à Saint-Cloud dans l’intention de soutenir les desseins des conjurés. Sièyes, qui entendait la tactique des révolutions, voulait, pour assurer les événements, qu’on arrêtât provisoirement leurs chefs, et qu’on n’admît dans les conseils que la masse modérée ; mais Bonaparte s’y était refusé. Il n’était pas un homme de parti ; et n’ayant agi et vaincu jusque-là qu’avec des régiments, il croyait entraîner des conseils législatifs,