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Page:Mille - Anthologie des humoristes français contemporains, 1920.djvu/125

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EUGÈNE MOUTON

N’importe, qu’on me donne un maillet solide et un bon ciseau à froid bien aiguisé. »

Ah ! ce fut une belle opération ! Jamais on ne vit chose pareille ni homme si adroit. À chaque coup il faisait sauter des morceaux d’os gros comme le pouce, et même de cervelle, car Dubois avait la tête dure, et il fallait de la place pour les mortaises.

Les soldats disaient :

« Mais vous ne lui laissez rien dans la tête ; alors comment qu’il se rappellera la manœuvre ?

— Bah ! bah ! qu’il disait, il aura toujours assez de cervelle pour crever la paillasse aux Turcs ! Il suivra les autres, voilà ! »

Enfin, voilà l’opération finie. Un beau résultat ! Le chirurgien avait si bien fait qu’il ne restait de toute la tête de Dubois qu’un œil encadré dans un cercle d’os qui s’appuyait sur l’arcade zygomatique, laquelle tenait à l’occiput. Pas plus de cervelle que sur ma main : seulement un petit morceau de cervelet.

Le chirurgien couvrit le tout d’une cloche à melons pour empêcher l’évaporation des idées, et défendit au malade de s’occuper de sciences abstraites, particulièrement de trigonométrie curviligne.

Oui : il paraît qu’il n’y a rien de plus mauvais que la trigonométrie curviligne pour les gens qui ont eu la tête amputée depuis peu de jours.

Mais il lui permit de fumer. Puis il dit :

« Nous allons lui faire une tête de bois, mais une tête de bois si bonne et si solide que tout le monde voudra se faire casser la sienne pour en avoir une comme ça !

— Vraiment ! dirent les conscrits.

— Nous verrons ! dirent les grognards…

— Vous allez me chercher le plus vieux sapin de la Forêt Noire ; vous l’abattrez et vous m’en appor-