Page:Milliet - Une famile de républicains fouriéristes, 1915.djvu/259

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Henri Payen était un fort et beau garçon brun, à l’abondante chevelure de ce noir intense, à reflets bleuâtres, qu’on a coutume de comparer à l’aile du corbeau. Ses traits réguliers, enveloppés d’une peau mate et d’un seul ton, offraient ces plans simples, sur lesquels la lumière s’étale largement, et qui donnent tant de grandeur aux beaux portraits du Titien. Ses yeux très doux, sa physionomie calme exprimaient la bonté.

Alix, toute petite, vive, aimable, gaie, moqueuse, avait, à défaut d’une grande beauté, le charme de ses dix-huit ans. Les jeunes gens se rencontrèrent, se plurent réciproquement, et les fiançailles furent conclues. De part et d’autre on désira ne pas les prolonger aussi longtemps qu’il est d’usage en Suisse, et le mariage fut fixé à l’année suivante. M. Milliet célébra cet événement sur l’album d’Alix.


CINQ FÉVRIER 1860

Je me l'étais promis, je ne voulais écrire
Sur ton gentil album rien que des vers joyeux ;
Chacun d'eux devait faire éclore ton sourire
t d'un éclair charmant illuminer tes yeux.

Et cependant, hélas ! voilà que je soupire !
C'est le jour du départ, c'est l'heure des adieux !
C'est l'instant où l'on pleure, où le cœur se déchire.
Ton frère bien-aimé s'en va sous d'autres cieux.

Vous quittez tour à tour le doux nid de famille,
Ô nos oiseaux chéris! le fils... et puis la fille...
Tristes, nous vous suivons avec les yeux du cœur.

Oh ! que le ciel mesure à ton aile l'orage,
L'un est parti déjà pour un lointain voyage ;
Toi, là-bas, pense à nous, même dans le bonheur ![1]


M. Milliet, atteint d’une maladie sans gravité, fut envoyé aux eaux de Saint-Gervais par le docteur Mayor, l’un des plus renommés parmi les excellents médecins de Genève. Alix lui écrivait :

Maman fait (pour mon trousseau) des emplettes magnifiques ; tu auras beaucoup de choses à voir à ton retour. Je souhaite que ce soit bientôt, car. moi qui vais te quitter, je voudrais ne perdre mon père chéri que le moins possible jusque-là. Comme tu ne t’amuses guère, je suis bien sûre que tu nous reviendras aussitôt que ] le médecin te le permettra.  ;

Nous avons annoncé mon mariage à madame Hanauer. qui nous a débité de petites phrases remplies । d’étonnement et de sagesse. C’est de l’air le plus gracieux du monde qu’elle me disait des choses aussi agréables que celles-ci : « Votre bon temps est passé. Les soucis vont commencer, etc... » De là, nous sommes allées chez Fanny, qui savait déjà la nouvelle. Elle a dit être très contente, mais elle avait un peu l’air d’envier mon sort, et répétait que j’étais bien jeune.

Peu de temps avant le mariage d’Alix, mon père écrivit de nouveaux vers sur son album :


À MA FILLE ALIX

Hélas, comme le temps fuit d'une aile rapide !
N'était-ce pas hier qu'elle était tout enfant,
Et que sa mère et moi suivions d'un œil avide
L'essor et les progrès de son pas chancelant ?

  1. L’avenir ne devait pas réaliser ce vœu. Le bonheur de la jeune femme fut de bien courte durée.