Page:Mirbeau - Chez l’Illustre écrivain, 1919.djvu/54

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âme. Il ne disait pourtant rien qui pût changer cette conviction qui était en moi… Ce qu’il racontait, c’étaient plutôt, à tout prendre, des banalités… des choses dites, mille fois redites… Mais comment vous décrire cela ?… À l’expression de son visage, de sa bouche, de ses yeux, au son de ses paroles, qui tintaient faux… cette autre conviction, absolue, de l’innocence de Dreyfus, succédait à celle que, dix minutes auparavant, j’avais de sa culpabilité… Et, quand le personnage eut fini de parler, j’allai dans le salon voisin où, rencontrant une dame de mes amies, je lui dis passionnément ! « Je viens d’apprendre une chose horrible ! horrible ! — Et laquelle ?… Vous êtes tout bouleversé. — Je viens d’apprendre que Dreyfus est innocent ! — Oh ! mon Dieu ! Qui vous a dit cela ? — Personne. — Mais d’où vous vient cette idée ? — De rien ! Mais je vous jure qu’il est innocent. — Vous êtes fou, mon cher… » Et mon amie éclata de rire… comme vous !…

En effet, les rires firent explosion, autour de la table de l’Illustre Écrivain… Suivant l’expression de l’essayiste normalien, académicien, et fort répandu dans les milieux élégants, « on se tordit ». Joseph lui-même, qui, à cet instant précis, présentait à son maître d’incomparable truffes au champagne, lui murmura très bas à l’oreille : « Quels daims que ces poètes ! » Mais le jeune poète gardait, au milieu de ces