Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/18

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J’en ris encore. Oui, aujourd’hui encore, je goûte une volupté morale, je ressens un véritable orgueil à la pensée que j’ai trompé tout le monde, même plus tard, des amis qui se piquaient de psychologie, les pauvres diables, et me croyaient leur dupe. Et je songe aussi, avec des regrets, que, si j’avais appliqué mes facultés à exprimer, par des dialogues avec moi-même, les étranges, les bouffonnes sensations que je dois à ma sensibilité, j’aurais pu devenir un auteur comique de premier ordre. L’idée ne m’en vint pas. Il ne me vint jamais, d’ailleurs, aucune idée. C’est ce qui a causé tous mes malheurs.

De mon enfance, de ma famille, de cette émotion sacrée d’autrefois qui parfume, dit-on, toute la vie, je n’ai que des souvenirs ridicules. En y réfléchissant, même, un seul souvenir reste de tout ce qui fut mes premières années, et je ne puis résister au désir de le raconter.

J’avais une tante, une vieille fille, très laide, et qui demeurait avec nous. Comme mes sœurs, chaque fois que je passais près d’elle, elle me pinçait le bras, sans raison, en m’appelant : idiot ! mais elle était généreuse. À Noël, au premier jour de l’an, elle me faisait des cadeaux somptueux et qui ne pouvaient me servir à rien. Une année, elle me donna une flûte, une autre année, un cornet à piston. J’aurais bien voulu savoir jouer de ces jolis instruments. Telle n’était pas l’idée de mon père qui jugeait que la musique était une occupation de paresseux. Mon père avait de ces opinions raisonnées sur l’éducation. La flûte, dans son étui doublé de velours vert, le piston, dans la boîte de bois verni, furent relégués en une armoire, sous clef, et je n’eus même pas la satisfaction enfantine de tirer de ces inutiles instruments des sons naïfs et inharmonieux. Ma tante s’entêta. L’année suivante je reçus un tambour ; c’était un vrai tambour, avec une vraie peau d’âne, et une belle caisse de cuivre brillant. Mon père demeura songeur de-