Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/19

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vant ce tambour, et il dit : « Eh bien !… On ne sait pas… Ça peut servir… Il est bon, quelquefois, de savoir le tambour… Tu apprendras le tambour ! »

Justement notre voisin, le menuisier, avait été tambour au régiment. C’était un brave homme, qui gardait le culte de ses anciennes fonctions. Tous les dimanches, durant deux heures, il battait du tambour, avec acharnement, pour s’entretenir la main, disait-il. Cela lui rappelait aussi des souvenirs glorieux, car il avait fait la campagne de Crimée. Et il entrecoupait ses marches, ses roulements, de terribles histoires sur les Russes… « Une fois, à Sébastopol, dans les tranchées… » Ran, plan, plan ! Ran, plan, plan !… On venait l’entendre de loin. Il y avait toujours foule, dans sa boutique, ces jours-là…

Mon père s’aboucha avec le menuisier, et décida que celui-ci serait mon professeur de tambour. Je trouvais cette détermination un peu humiliante pour moi, et profondément ridicule pour mon père, et quand mon père m’en expliqua tous les avantages, je fondis en larmes, mais mon père était habitué à mes larmes ; il n’y prêtait plus la moindre attention. Il répéta encore : « On ne sait pas… Ça peut être utile un jour… Moi, si j’avais su le tambour, eh bien… » Ce raisonnement ne me convainquit pas, d’autant que mon père s’arrêta court dans sa phrase qui avait pris le ton mystérieux d’une confidence, et je n’appris jamais ce qui serait arrivé, si mon père avait su le tambour. Cette scène se termina par une effusion de tendresses. J’embrassai mon père, qui parut satisfait de mon affectueuse résignation : « Oui, tu n’es pas un mauvais garçon… tu es un bon garçon… Tu te rendras compte, plus tard, des sacrifices que je fais pour ton instruction… »

Néanmoins j’osai proférer :

— J’aimerais mieux la flûte…

Mais mon père prononça d’un ton péremptoire.

— La flûte… ça n’est pas la même chose.

J’appris le tambour. En quelque semaines j’y devins très habile. Le menuisier était étonné et ravi des dispositions particulières que je montrais, pour un art si beau et « si difficile ».

— Moi, disait-il, il m’a fallu plus de quatre mois, pour battre le rappel, d’une façon convenable. Allons, la retraite maintenant !