Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/2

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DANS LE CIEL


Il y avait bien longtemps que j’avais promis à mon ami X de l’aller voir en sa solitude. Mais quoi !… la vie, les affaires, des plaisirs plus tentants, et je ne sais quelle lâche paresse aussi, quelles lâches et confuses méfiances… tout cela m’empêchait, d’année en année, de réaliser cette promesse, faite sans conviction d’ailleurs, et seulement pour ne point désobliger, par un refus net, un ami aussi anciennement aimé. Ce pauvre X !… Ah ! je me rappelle le passé… Notre passé… sans attendrissement et avec émotion, n’est-ce pas une chose curieuse et anti-littéraire ?… Ce pauvre X !… Quelle brave et droite nature !… Quelle fidélité !… Quelle âme délicatement dévouée !… Ensemble, nous avions mené, à Paris, nos premières joies, nos premières espérances, nous avions confondu, pour en faire une commune richesse, nos deux lourdes misères. C’était touchant, notre amitié !… Que tout cela est loin de moi, déjà !… X aurait pu se créer un nom dans la littérature. Il était doué supérieurement. Mais il avait trop de sensibilité. La vie le tuait… Dans la lutte où tout le monde est emporté, on n’a pas le temps d’aider un ami cher… Et puis, à quoi bon ?… X ne savait pas se tirer d’une affaire difficile. Sa naïveté me décourageait, vraiment… À mesure que, peu à peu, nous nous élevions, lui, s’obstinait à rester en bas… Un jour il hérita, d’un vieux parent, une petite propriété dans un département lointain…

– Je crois, me dit-il, que je devrais partir là-bas… Il me semble que la solitude, le recueillement… Oui, n’est-ce pas ?… Qu’en penses-tu !… Les grands horizons… le grand ciel !