Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/3

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– C’est ça ! c’est ça ! répondis-je… À ta place, moi je partirais…

– Eh bien ! je vais partir…

– C’est ça ! c’est ça !… Bonsoir.

Il partit… Il y a quinze ans de cela !

On oublie vite ses amis lointains, ou malheureux… Malgré ses lettres suppliantes et mes promesses, je reculais toujours l’instant de ce voyage. Et puis, soyons franc, je redoutais l’hostilité de ses chambres, la tristesse de ses repas, la puanteur de sa bonne, et surtout — oh ! surtout — les tête-à-tête prolongés avec un être si complètement déshabitué de mes façons de vivre, et que je me représentais sale de corps et de vêtements, encrassé d’esprit campagnard, avec une longue barbe, de sordides cheveux, des idées et des accoutumances morales plus sordides encore…

Je veux bien être généreux, à la condition toutefois, qu’il ne m’en coûte rien, et que mes générosités me soient à moi-même un redoublement de plaisir égoïste et de vaniteuse joie. Or, quel plaisir, je vous le demande ? Et comment me vanter auprès de mes jolies amies d’une villégiature passée chez ce pauvre diable ?

La dernière lettre fut si pressante, elle témoignait, en tendresses maladives, un si vif, si douloureux désir de ma visite que je me décidai à entreprendre le fâcheux voyage, sur ce raisonnement consolateur : « Après tout, je n’en mourrai pas. Deux jours sont vite passés. » Pourtant, je n’étais pas rassuré sur les complications qui pouvaient en résulter. Ah ! que l’amitié est donc exigeante !