Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/26

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VI

La maladie avait, en quelque sorte liquéfié mon cerveau ; dès que je penchais la tête, il me semblait qu’un liquide se balançait contre les parois de mon crâne comme dans une bouteille remuée. Toutes mes facultés morales subirent un temps d’arrêt, une halte dans le néant. Je vécus dans le vide, suspendu et bercé dans l’infini, sans aucun point de contact avec la terre. Je demeurai longtemps en un état d’engourdissement physique et de sommeil intellectuel qui était doux et profond comme la mort.

Sur l’avis du médecin, mes parents, inquiets et honteux de moi, me laissèrent tranquille. J’abandonnai les leçons de tambour, et toutes autres leçons qui m’étaient une insurmontable fatigue. Ce fut pour moi une époque d’absolu bonheur, et dont je n’ai véritablement conscience, par le souvenir, qu’aujourd’hui. Durant plus d’un an, je savourai — incomparables délices de maintenant ! — la joie immense, l’immense joie de ne penser à rien. Étendu sur une chaise longue, les yeux toujours fermés à la lumière, j’avais la sensation du repos éternel, dans un cercueil. Mais la chair repousse vite aux blessures des enfants ; les os fracturés se ressoudent d’eux-mêmes ; les jeunes organes se remettent promptement de leurs secousses ; la vie a bientôt fait de rompre les obstacles qui arrêtent, un moment, le torrent bouillonnant de ses sèves. Je repris des forces, et, mes forces revenues, je redevins la proie de l’éducation familiale, avec tout ce qu’elle comporte de déformations sentimentales, de lésions irréductibles, et d’extravagantes vanités. Pourtant,