Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/39

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent non plus une joie, ce qu’ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ?

J’avais un amour, une passion de la nature, bien rare chez un enfant de mon âge. Tout m’intéressait en elle, tout m’intriguait. Combien de fois suis-je resté, des heures entières, devant une fleur, cherchant, en d’obscurs et vagues tâtonnements, le secret, le mystère de sa vie ! J’observai les araignées, les fourmis, les abeilles, avec des joies profondes, traversées aussi de ces affreuses angoisses, de ne pas savoir, de ne rien connaître. Souvent, j’adressais des questions à mon père, mais mon père n’y répondait jamais, et me plaisantait toujours.

— Quel drôle de type tu fais, me disait-il… Où vas-tu chercher tout ce que tu me racontes !… Les abeilles, eh bien ! ce sont les femelles des bourdons, comme les grenouilles sont les femelles des crapauds… Et elles piquent les enfants paresseux… Es-tu content ?

Je n’avais ni livres, ni personne pour me guider. Rien ne me rebutait, et c’était une chose vraiment touchante que cette lutte d’un enfant contre la formidable et incompréhensible nature.

Un jour qu’on creusait un puits, à la maison, je conçus, tout petit et ignorant que je fusse, la loi physique qui détermina la découverte des puits artésiens. J’avais été souvent frappé, dans mes quotidiennes constatations, de ce phénomène de l’élévation des liquides dans les vases se communiquant ; j’appliquai, par ce raisonnement, cette théorie innée et bien confuse encore dans mon esprit, aux nappes d’eau souterraines, et je conçus la possibilité d’un jaillissement d’eau de source, au moyen d’un forage, dans un endroit déterminé du sol.