Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/38

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Ce que j’ai voulu, c’est, en donnant à ces souvenirs une forme animée et familière, rendre plus sensible une des plus prodigieuses tyrannies, une des plus ravalantes oppressions de la vie, dont je n’ai pas été seul à souffrir, hélas ! — C’est-à-dire l’autorité paternelle. Car tout le monde en souffre, tout le monde porte en soi, dans les yeux, sur le front, sur la nuque, sur toutes les parties du corps où l’âme se révèle, où l’émotion intérieure afflue en lumières attristées, en spéciales déformations, le signe caractéristique et mortel, l’effrayant coup de pouce de cette initiale, ineffaçable éducation de la famille. Et puis, il me semble, que ma plume qui grince sur le papier, me distrait un peu de l’effroi de ce silence, de l’effroi de cette solitude, de l’effroi de ces poutres, où pèse sur ma tête quelque chose de plus lourd que le ciel du jardin, la terreur de la nuit. Et puis, il me semble encore que les mots que je trace deviennent des êtres, des personnages vivants, des personnages qui remuent, qui parlent, qui me parlent… — ah ! concevez-vous la douceur de cette chose inespérable ?… — qui me parlent !

J’ai aimé mon père, j’ai aimé ma mère. Je les ai aimés jusque dans leurs ridicules, jusque dans leur malfaisance pour moi. Et à l’heure où je confesse cet acte de foi, depuis qu’ils sont, tous les deux, là-bas, sous l’humble pierre, chairs dissolues et vers grouillants, je les aime, je les chéris plus encore, je les aime et je les chéris de tout le respect que j’ai perdu. Je ne les rends responsables ni des misères qui me vinrent d’eux, ni de la destinée indicible que leur parfaite et si honnête inintelligence m’imposa. Ils ont été ce que sont tous les parents, et je ne puis oublier qu’eux-mêmes souffrirent, enfants, sans doute, ce qu’ils m’ont fait souffrir. Legs fatal que nous nous transmettons les uns aux autres, avec une constante et inaltérable vertu. Toute la faute en est à la société, qui n’a rien trouvé de mieux, pour légitimer ses vols et consacrer son suprême pouvoir, surtout, pour contenir l’homme dans un état d’imbécillité complète et de complète servitude, que d’instituer ce mécanisme admirable de gouvernement : la famille.

Tout être, à peu près bien constitué,