Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/64

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sous peine de déchéance et de mort, doivent obéir à cette loi suprême, à cette loi génératrice du mouvement : le travail. Mais l’autorité paternelle, en me gorgeant de mensonges, avait détruit le peu de conscience individuelle qui était en moi jadis ; elle avait étouffé les aspirations spontanées qui avaient élevé, un moment, mon esprit vers la conquête des choses ; le peu d’amour qui m’avait conduit à trouver désirable et belle la possession, ou plutôt, la recherche des mystères qui sont dans la terre et dans le ciel.

J’essayai de rallumer les enthousiasmes éteints. Mais il n’y avait plus en moi que des cendres froides. Et je sentis passer sur ma nuque le vent glacé du néant.

Qu’on me comprenne bien : ce que je voulais, à cet instant, ce n’était pas gagner de l’argent. De l’argent, j’en avais assez pour vivre, ou du moins pour ne pas mourir de faim. Nul désir de lucre n’entrait en mon âme, je le jure. C’était agir que je voulais, c’était utiliser mes bras que je voulais, et les battements de mes veines et les ondées chaudes de mon cerveau pour une œuvre, mais quelle œuvre ? Rien de ce qui m’avait passionné autrefois ne correspondait plus à une forme de l’activité humaine. Et devant la terreur de vivre, j’étais comme un enfant débile, en face d’un gros bloc de pierre qui barre sa route, et qu’il ne peut remuer.

Depuis, j’ai souvent pensé à ces choses, souvent, j’ai réfléchi aux presque insurmontables difficultés qu’un jeune homme trouve, dans la vie, à exercer ses facultés, selon leur naturelle impulsion. Elles sont effroyablement logiques, ces difficultés, elles tiennent comme le mensonge, à cette harmonie universelle du mal qu’on appelle : la société. La société s’édifie toute sur ce fait : l’écrasement de l’individu. Ses institutions, ses lois, ses simples coutumes, elle ne les accumule autant, elle ne les rend aussi formidables