Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

XIV

Oui, qu’allais-je devenir ?

Doute terrible ! Effrayant point d’interrogation !

J’étais incapable d’entreprendre quoi que ce soit. Ma faiblesse physique, et aussi les préjugés d’une éducation ridicule m’éloignaient de tout métier manuel. Mon ignorance de toutes choses, soigneusement entretenue, m’interdisait ce que, par un dérisoire euphémisme, on appelle les carrières libérales ; et j’avais un instinctif, un invincible dégoût pour les professions judiciaires, gabellaires, administratives, qui me semblaient odieuses et déshonorantes, en ce sens qu’elles consacraient la servitude de l’homme, et officialisaient son parasitisme. D’ailleurs, autour de moi, personne pour m’y pousser.

Rester au pays ? Je n’en gardais que de tristes souvenirs. Tout m’y était devenu intolérable, même les paysages les mieux aimés, qui se couvraient aujourd’hui d’un voile de douleur. Et qu’y faire ? Dormir dans la paresse, comme une larve sous sa pierre ? Mieux eût valu mourir tout de suite. Car c’est la mort que je voyais toujours, au bout de ces réflexions. Elle était la solution nécessaire, implacable, et presque désirée de ce problème, insoluble, de vivre.

Je comprenais, obscurément, que l’homme est fait pour agir, pour créer, qu’il possède un cerveau pour concevoir des formes de vie, des énergies musculaires pour les réaliser et les transmettre. Bien que je ne connusse rien au mécanisme mondial, pas plus qu’au machinisme social, je sentais que tous les êtres,