Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/68

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XV

Lucien me trouva, dans la maison qu’il habitait, une petite chambre. J’achetai quelques meubles de hasard, quelques livres choisis, et je m’installai, là, avec joie, avec confiance. De savoir Lucien sous le même toit que moi, non loin de moi, cela me fut une sécurité. Je me crus moins perdu, mieux protégé par sa présence, dans cet inconnu où je venais de me jeter, et qui, autour de ma frêle personne, de mon âme inquiète, grondait comme une mer terrible. Puisqu’il avait su surmonter tant de difficultés, vaincre tant de misère, il m’aiderait à surmonter et à vaincre celles qui ne manqueraient pas de se presser devant moi. Avec lui, je ne les redoutais pas. En marchant dans ma chambre mansardée, en contemplant mon mobilier de pauvre, il me sembla même que j’avais déjà conquis la suprême richesse. Et je me mis à lire, à lire, à lire !

Depuis que j’avais quitté le pays, j’étais vraiment un autre. Oui, il y avait en moi quelque chose que je n’avais pas encore connu en moi ; il y avait en moi quelque chose que je n’avais pas encore senti vivre en moi, quelque chose que je n’aurais pu définir, mais qui me soulevait de terre, me rendait léger, presque impondérable vraiment, comme lorsque, la nuit, en rêve, je traversais les espaces aériens, les pieds dans le vide, le front dans les étoiles, les bras étendus et battant ainsi que des ailes… J’étais heureux… Non, ce n’est pas heureux que je veux dire… Je n’étais pas heureux. J’étais angoissé, mais d’une délicieuse angoisse, de cette angoisse qui vous mord le cœur, qui vous emplit la