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Page:Mirbeau - En route, paru dans l’Écho de Paris, 14 juillet 1891.djvu/5

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indéfinissables regards de martyre et d’entremetteuse, d’un trouble poignant et d’une poignante pitié, dans cette face molle, blanchâtre, croulante, déformée, où la souffrance, au-dessous de la moumoute frisée et du chapeau à fleurs, à travers des bourrelets de graisse malsaine, a creusé d’affreuses rigoles bistrées, des trous d’ombre tremblante et noire… Le train file emportant — vers quelles destinées — ces regards dépareillés et tragiques… À Meulan, le train s’arrête. Les deux et cruels voyageurs se réveillent, en sursaut, ils se précipitent sur leurs pardessus et leurs chapeaux. Dans leur empressement somnambulique, ils confondent les journaux qu’ils enfoncent dans leurs poches, sans s’apercevoir de l’échange. — « Pardon, monsieur. » — « Pardon, madame. » Ils descendent, encore mal orientés, et leurs yeux bouffis. Le train repart. La jolie femme continue de regarder dans le vague… le monsieur à favoris blancs, de regarder la jolie femme ; la grosse dame de porter de l’une à l’autre ses mystérieux regards, où flottent d’équivoques sourires, d’équivoques et indéchiffrables sourires. Brusquement) :

La grosse dame

Trouvez-vous, madame, qu’il y a trop d’air, ici ?… Voulez-vous que mon mari lève la glace ?

La jolie femme (avec un sourire gracieux)

Merci, madame… je suis très bien.

La grosse dame

Il ne faudrait pas vous gêner, madame… Un rhume est si vite attrapé… Et mon mari se ferait un plaisir…