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Page:Mirbeau - Fructidor, paru dans l’Écho de Paris, 15 septembre 1891.djvu/2

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FRUCTIDOR


La nature est en joie ; la terre est heureuse. Dans les champs, sous le soleil, partout, la vie revenue de son exil, éclate et sourit. Les arbres s’illuminent de fruits rouges ; et les gerbes de blé, prometteuses de pain, partout se pavanent, dansent, étalent sur le sol réchauffé leurs bouffantes jupes d’or, ou le grain de vie s’égrène, parmi la paille, et sonne gaîment, comme de l’espoir, dans les champs, sous le soleil.

Dans les champs, sous le soleil, ce n’est qu’une fête, une longue, une grave fête, de l’aurore, à la nuit. Aux plaintes mornes, aux cris de détresse, ont succédé les chansons, les traînantes et joyeuses chansons qui rythment le travail joyeux. Il n’est plus question de misère ni de famine, car la récolte sera bonne, dans les champs, sous le soleil.

Dans les champs, sous le soleil, il n’y a plus de gens qui souffrent ; il n’y a plus de pauvres. Le soleil rit aux guenilles des mendiants, aux bouches affamées, aux mains débiles. La souffrance et la pauvreté se sont dissipées, comme, au matin, se dissipent les brouillards frileux et s’évanouissent les mauvais nuages, au matin, dans les champs, sous le soleil.

Et pourtant un homme est affalé au bord des champs, dans le fossé de la route, sous le soleil. Un vêtement, fait de lambeaux déchirés, recouvre à peine son corps décharné, son thorax où les côtes saillissent, squelettaires. Ses pieds sont nus et saignent. Ses cheveux, collés, agglutinés par la sueur et la poussière, retombent, gluants, sur ses yeux hagards, aux paupières gonflées, aux sanguinolentes prunelles. Il est pâle ; et il halète, comme une bête forcée,