Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/15

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tournais sur cette exécrable Vie des Saints, qui me servait de siège, sans parvenir à trouver une position qui me contentât. Afin d’intéresser mes oreilles à quelque bruit, mes yeux à quelque spectacle, j’écoutais Victoire qui, derrière la porte, traînait ses sabots sur les dalles de la cuisine, remuait de la vaisselle, et je considérais le rond de lumière jaune qui tremblotait, au plafond, au-dessus de la lampe.

Ce soir-là, mon père oublia d’inscrire sur son agenda les visites et les courses qu’il avait faites, dans la journée, chez des malades ; je remarquai aussi qu’il ne lut point son journal, deux choses que, dans l’ordinaire de la vie, il accomplissait avec une impitoyable régularité.

Pour me distraire un peu, je voulus penser à mon oncle l’abbé, dont le retour avait amené entre mes parents une conversation d’une longueur, d’une vivacité inaccoutumées. J’étais bien petit quand il avait quitté le pays : trois ans à peine, et pourtant je m’étonnais de ne le revoir dans mes souvenirs que comme une chose très incertaine ; car, depuis cette époque, il ne se passait pas de jours qu’on me menaçât de mon oncle, ainsi que d’une sorte de diable noir, d’ogre terrible qui emporte les enfants méchants. Ne m’avait-on pas raconté qu’une fois, jouant dans son jardin de Randonnai, j’étais tombé au beau milieu d’une corbeille de tulipes et que mon oncle, furieux, m’avait cruellement fouetté, avec le martinet qui lui servait à battre ses soutanes. Et lorsqu’il s’agissait de dépein-