Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/195

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Comme nous traversions le passage à niveau, ma mère qui, jusque-là, n’avait point bougé de son coin, se pencha tout à coup vers la vitre dont elle essuya la buée avec son manchon, et nos trois regards, simultanément, suivirent la direction de la voie, franchirent la gare, et se perdirent, plus loin, en ce mystérieux espace, sombre et brouillé, par où l’abbé Jules allait, tout à l’heure, apparaître dans un vomissement de fumée. Elle étira sa voilette, arrangea les brides froissées de son chapeau, et rectifiant le nœud de ma cravate :

— Écoute-moi, mon petit Albert, me dit-elle… Il va falloir être très gentil pour ton oncle, ne pas prendre cet air maussade que tu as si souvent avec les étrangers… Après tout, c’est ton oncle !… Tu iras l’embrasser et tu lui diras… rappelle-toi bien… tu lui diras : « Mon cher parrain, je suis très, très content de votre retour. » Voyons, ça n’est pas difficile !… répète ton petit compliment…

D’une voix tremblante, je répétai :

— Mon cher parrain, je suis…

Mais l’émotion, la peur me coupèrent la parole. Au moment où je prononçais ces mots, il me semble qu’une atroce, qu’une diabolique image se dressait devant moi, l’image menaçante de mon oncle !… Et je restai bouche bée.

— Allons ! fit mon père… secoue-toi un peu… Et n’aie pas cette mine d’enterrement… sapristi !… Il ne te mangera pas… Est-ce que j’ai peur, moi ?… Est-ce que ta mère a peur ?… Eh bien ! alors…