Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/194

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l’hôtel des Trois-Rois, pour des circonstances mémorables. Je l’aimais beaucoup, car elle ne me rappelait que des souvenirs de gaies promenades et de fêtes. Et puis, il me semblait que de m’asseoir sur ses coussins de perse grise, ma petite personnalité prenait, tout de suite, plus d’importance, et que je devais attirer l’admiration des gens, à être ainsi traîné par deux chevaux, sur quatre roues, comme M. de Blandé lui-même. Ce fut avec une véritable émotion, doublée d’un léger gonflement d’orgueil, que je m’assis dans l’antique véhicule, sur la banquette de devant, en face de mes parents qui occupaient le fond, très graves et flattés aussi. Nous traversâmes le bourg, triomphalement. Aux portes, les gens me souriaient. Et j’étais heureux, quoique m’efforçant de conserver une attitude digne.

— On est très bien, ma foi, dans cette calèche, dit mon père, qui, à la sortie du pays, remonta la glace de la portière, et ramena sur les genoux de ma mère, et sur les siens, une vieille courtepointe ouatée qui nous servait de couverture de voyage.

La calèche roulait, faisant résonner ses ferrailles, cahotant sur les empierrements de la route, et mes parents demeuraient silencieux, plus préoccupés, plus méditatifs, à mesure que nous approchions de Coulanges. Moi, le cœur me battait très fort, et je regardais par la vitre fermée, que dépolissait la vapeur de nos haleines, fuir des choses vagues, des silhouettes d’arbres, des bouts de ciel terni…