Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/309

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de la chambre du moribond. Il installa le grand fauteuil dans le couloir et c’est là qu’il passa, désormais, ses journées et ses nuits, en faction, l’âme réjouie par les plaintes, par les râles, par les halètements qui lui arrivaient du lit de douleur où mon oncle agonisait d’une épouvantable, hallucinante agonie. Nous l’entendions marcher, cracher, et jurer :

— Nom de Dieu ! faudra qu’on mette les scellés !

Un dimanche matin, je me rappelle, mon père et ma mère s’étaient absentés pour aller à la première messe de Viantais. Madeleine et moi nous veillions mon oncle. Depuis huit jours, il n’avait retrouvé sa raison que deux ou trois fois — un éclair vite disparu. Et dans les courtes haltes de son intelligence, battue par toutes les suppliciantes folies de la fièvre, rien n’était plus douloureux que de l’entendre dire :

— Je suis content… je suis content de mourir si tranquille !… Quelle douceur de descendre ainsi bercé sur le grand lac de lumière… Pourquoi ne me fais-tu plus la lecture, mon petit Albert ?… Quand je dors, cela me charme… cela chasse la fièvre… Lis-moi un peu de Lucrèce !…

Son délire, durant les nuits mauvaises, avait eu, à plusieurs reprises, un caractère d’érotisme, d’exaltation sexuelle d’une surprenante et gênante intensité. Comme à l’époque de sa fièvre typhoïde, il avait prononcé des mots abominables, s’était livré à des actes obscènes. En ces moments-là, ma mère n’osait plus s’approcher du lit, dans la crainte d’une attaque imprévue,