Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/313

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et ressortit accompagné par ma mère. Ils chuchotaient :

— C’est affreux !… c’est affreux !… Il ne reconnaît plus personne, disait ma mère.

— Heureusement, répondait le curé… Sans cela, il n’aurait pas voulu… Enfin, ça y est… Les gens n’ont pas besoin de savoir le fond des choses.

Et ce fut toute la journée, au milieu des allées et venues, un effarement, une hâte, une folie qui grandissaient. Le capitaine rétrécit l’espace de sa faction, les yeux fixés sans cesse sur la porte, par où une pauvre âme maudite allait s’envoler, disparaître.

L’agonie se prolongea deux jours encore, deux jours atroces qui me firent l’effet de deux siècles. Comment je ne suis pas devenu fou, en vérité, je l’ignore. Je vivais en une continuelle horreur, ma raison s’égarait, prise de vertiges insoupçonnés ; les perceptions de mes sens, ébranlés par des secousses trop violentes, s’altéraient ; les objets les plus ordinaires revêtaient des aspects menaçants, anormaux, extra-terrestres. Il me semblait que mon père, que ma mère, quand ils traversaient le couloir, glissaient, eux aussi, emportés en une fuite d’ombres, comme des êtres inexistants de cauchemars, qu’ils avaient en eux quelque chose de la folie effarante de l’abbé. Le curé, qui revint plusieurs fois, me paraissait un songe extravagant et prodigieux, échappé du cerveau d’un fiévreux. De même que mon oncle, je le voyais vire-volter avec d’étranges ailes noires, pareil à un gros oiseau sinistre et carnassier.