Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/315

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t-il, à voix basse. Deux grosses larmes roulaient sur ses joues pâlies.

J’entrai dans la chambre. Mon oncle reposait, la tête renversée sur l’oreiller. Le visage convulsé, affreusement jaune, le corps immobile, on eût dit qu’il dormait. De temps en temps, un spasme secouait ses mâchoires, et ses mains posées à plat sur les draps ; de sa bouche à peine ouverte, un petit bruit s’échappait doux et chantant comme le bruit d’une bouteille qu’on vide. La barbe poussée mettait des ombres dures sur la peau qui s’orangeait dans les saillies des os, qui se plombait dans l’évidement des muscles étirés. Au pied du lit, ma mère agenouillée priait. Priait-elle ?…

Je m’approchai ; le cœur défaillant, je déposai un baiser sur le front de mon oncle. Et dans cette brève seconde, où mes lèvres touchèrent sa peau insensible, me revint à l’esprit avec une extraordinaire netteté, toute la vie de ce pauvre être ; depuis le jour où, prenant mes livres de classe, il les avait lancés par-dessus le mur, d’un geste drôle, jusqu’au moment où il s’était blotti, obscène et si épouvantant dans l’angle de la chambre. J’éclatai en sanglots. Ma mère se releva, croisa les mains du mourant sur sa poitrine, inséra entre ses doigts un petit crucifix de cuivre, qu’elle avait apporté ; puis elle se remit en prières.

Moi, malgré ma douleur, j’avais dans l’oreille l’air de la chanson ; cet air revenait dans tous les bruits ; il était dans le chuchotement des lèvres de ma mère ;