Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/65

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qu’il ne voulut plus prononcer ni écrire certains mots, tels que « fortune… héritage… avocat… vieille femme », dans la crainte de raviver des souvenirs cruels et de faire naître des commentaires désobligeants.

La chambre de l’abbé Jules s’ouvrait sur une étroite terrasse dominant la rue de la hauteur de deux étages. De la terrasse, l’œil embrassait une partie de la ville qui descendait vers la vallée et, par-delà la ville, un large espace de campagne, où les cultures et les prairies alternaient avec des bouquets de bois. Quelquefois, le soir, l’abbé venait s’accouder à la rampe de fer qui entourait la terrasse, et, longtemps, il restait là, à regarder l’horizon s’effacer sous les brumes, à suivre les métamorphoses pâlissantes du firmament. Son grand corps maigre et pointu, tout noir dans le crépuscule, faisait rêver les habitants de fantômes et d’apparitions infernales. Penché au-dessus d’eux, ils s’attendaient à le voir, tout à coup, déployer d’immenses ailes membraneuses et planer sur la ville, ainsi qu’une gigantesque chauve-souris. Cette chambre, dont l’unique fenêtre flamboyait très tard dans la nuit, cette terrasse plus haute qu’un rempart de citadelle, étaient devenues, pour les promeneurs inquiets, des lieux de mystère et de terreur. C’est que, depuis que cette ombre y rôdait, l’évêché, ordinairement si calme, si muré de silence, était en complète révolution ; une agitation inusitée grondait derrière les épaisses murailles de pierre grise qui donnaient à l’épiscopale demeure l’aspect sombre et mort d’un vieux château abandonné ;