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Page:Mirbeau - L’Ordure, paru dans le Gaulois, 13 avril 1883.djvu/4

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s’entassent et débordent des cases bondées. Les minutes se comptent par l’apparition d’un volume nouveau. Il faut vraiment n’avoir pas été à l’école mutuelle pour ne se point payer cette fantaisie et ce luxe, devenus presque un besoin, de faire un livre. Chez les libraires, vous voyez des couvertures à vignettes sur lesquelles s’étalent des noms inconnus et baroques. Les clercs d’huissier rêvent des gloires littéraires, en paperassant des protêts, et, au fond de leurs boutiques, les garçons épiciers, mélancoliquement, méditent des ouvrages étonnants, aspirent à déserter les piles de bougie et les colonnes de boîtes de sardines, pour les colonnes de la Revue des Deux-Mondes. On croirait que, devant cette levée formidable et confuse d’auteurs, d’écrivains, de poètes et de bas bleus, les lecteurs aient disparu, pris aussi par cette maladie de notre époque. Pas du tout. On lit davantage ; des couches nouvelles de gogos de lettres se révèlent. Les élucubrations les plus stupéfiantes trouvent une clientèle que rien ne lasse ni n’écœure. Il y a des débouchés qu’on ne soupçonnait pas, pour tout ce que produisent la bêtise et la corruption humaines unies étroitement par ce lien commun : la littérature. Et c’est à peine si le public, abruti par les lectures stupides et malsaines, parvient à distinguer entre l’œuvre puissante, toute parfumée d’art, de Guy de Maupassant, et une œuvre immonde, tout empuantie d’ordures, comme celle dont je parle au début de cet article.