Page:Mirbeau - La Grève des électeurs.djvu/8

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

à nos habitudes et à nos plaisirs. Mais ce qu’il est impossible de prévoir, c’est sa fin, et si jamais elle aura une fin. Dieu veuille que non ! Par quelle suprême farce, par quelle ultime mystification se dénouera — si elle se dénoue un jour — cette période admirable et féconde, qui débute officiellement par l’annonce discrète et consolante de la candidature de M. Mermeix dans le quartier de Montmartre ? Voilà ce que nul ne saurait prophétiser ouvertement. Avec un pareil point de départ, l’induction philosophique elle-même, le somnambulisme et le spiritisme perdent de leur efficacité divinatoire et demeurent impuissants à conclure quoi que ce soit.

Pourtant, on hésite entre la guerre et la Révolution, ce qui est charmant, il faut bien en convenir. Généralement, et surtout dans le fier parti boulangiste qui ne compte que des héros, on est ravi de cette alternative. Car c’est évidemment une chose réconfortante de penser que cinq cent mille de nous peuvent être massacrés. Il paraît d’ailleurs que rien ne redonne du sang à un peuple appauvri comme d’être saigné à blanc, que rien n’accélère la vie comme de mourir. Il faut convenir également, en attendant de savoir lequel prévaudra de ces deux bienfaits sociaux, et s’ils ne prévaudront pas tous les deux ensemble, que l’existence va être délectable au milieu des musiques rugies par MM.  de Cassagnac, Rochefort, Arthur Meyer et Canivet, par les autres aussi, par tous les autres. Nous avons en perspective une série ininterrompue de concerts comme on n’en entendit jamais, même au théâtre annamite et dans les ménageries foraines, à l’heure de la viande. Et quels passionnants spectacles !

On ne pourra faire un pas dans la vie sans être sollicités, accaparés, enthousiasmés par des distractions puissantes et variées, où le plaisir des yeux se mêlera aux joies de l’esprit, sans voir étalées sur les murs, sur les troncs d’arbres, sur les barrières des champs et les poteaux indicateurs des traverses, l’infinie sottise, l’infinie malpropreté de la politique. Chaque maison sera transformée en club ; il y aura sur chaque place publique des meetings hurleurs ; en haut de chaque borne, de bizarres personnages, vomis d’on ne sait quels fonds secrets, d’on ne sait quels mystérieux coffres-forts, arrachés à l’obscurité gluante, d’on ne sait quelles cavernes journalistiques, gesticuleront, brailleront, aboieront, et, les yeux injectés de sang, la gueule écumante et tordue, nous promettront le bonheur. De Brest à Menton, de Saint-Jean-de-Luz à Valenciennes, tous, pour nous rendre heureux, s’accuseront de vol, de viol, d’assassinat ; ils se jetteront à la tête l’inceste, l’espionnage, la trahison, l’adultère de leurs femmes, l’argent de leurs maîtresses ; ils agiteront des draps de lit, des registres d’écrou, des bonnets de forçat, l’infamie des greffes, des bureaux de police, des cellules et des préaux. La France tout entière va devenir une immense latrine où les ventres ignominieux, publiquement, déverseront le flot empesté de leurs déjections. On va marcher dans l’ordure, enlizés jusqu’au cou. Et nous nous réjouissons de cette posture.

Oui ! le merveilleux peuple que nous sommes ! Et combien nous avons raison, grisés de notre propre honte, de résister aux dégoûtants principes du pessimisme ! Car tous ces gens-là sont d’inébranlables optimistes, d’extraordinaires bienfaiteurs. Malgré la diversité des dieux qu’ils servent, ils croient à l’âme immortelle. Et que veulent-ils ? Ce que voulait Vincent de Paul et ce que voulait