Page:Mirbeau - La Grève des électeurs.djvu/9

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Marat : nous apporter le bonheur, et de l’être quadruplement, par Boulanger, Ferry, Orléans et Napoléon. Par Boulanger surtout qui non seulement nous promet le bonheur, mais qui nous l’impose. Oh ! celui-là ne plaisante pas avec le bonheur. Il y ajoute même, par excès de magnificence, la richesse et l’honnêteté. Du bonheur, de la richesse et de l’honnêteté, il en a plein la main, pour tout le monde. Et encore lui en reste-t-il, dont il ne sait que faire.

— Est-ce que je ne suis pas heureux ? nous dit-il. Est-ce que je ne suis pas riche ? Pas honnête ?… Regardez… J’ai un hôtel superbe, huit chevaux dans mes écuries, une chère exquise, de l’or plein mes coffres. Et je dîne avec des lords milliardaires. Et toutes les femmes sont folles de ma barbe. Or, il n’y a pas si longtemps, je n’avais rien de tout cela… Eh bien ! ce que j’ai fait pour moi, je puis le faire pour vous, pour vous tous… Approchez… Qui veut du bonheur ? Qui veut de la richesse ? Qui veut de l’honnêteté ?… Des chevaux, des femmes, des hôtels ? Vous n’avez qu’à parler… Et je ne les vends pas… je les donne… Ça ne coûte rien… Voilà !… Qui veut du bonheur ?

Et je vois le désappointement du pauvre diable d’électeur qui, la figure joyeuse et claquant de la langue, viendra, plus tard, réclamer son dû.

— Que viens-tu faire ici ?

— Je viens chercher le bonheur que vous m’aviez promis.

— Le bonheur !… Tiens, le voilà !… Prends-le, prends tout… Une bonne capote qui te coupera les aisselles, un bon sac qui te rompra le dos, un bon fusil… Et va te faire crever là-bas… pour ma gloire, et, ô suprême ironie !… pour la gloire de Mermeix… Es-tu content ?

Et il ira, l’électeur, il ira, sans se dire que cette capote, c’est lui qui se l’est taillée ; ce fusil, c’est lui qui se l’est forgé ; cette mort, c’est lui qui l’a signée, en votant pour l’homme magique qui devait le rendre heureux, riche et honnête. Il se dira seulement :

— Jamais je n’aurais cru que le bonheur fût tel… J’aimerais mieux être malheureux.

D’ailleurs, le bonheur dont il se plaint, et que tous les gouvernements lui apportent, pareil, c’est lui seul qui l’a fait, toujours. Il a fait la Révolution française et, phénomène inexplicable, en dépit de cent années d’expériences douloureuses et vaines, il la célèbre ! Il la célèbre, cette Révolution qui n’a même pas été une révolution, un affranchissement, mais un déplacement des privilèges, une saute de l’oppression sociale des mains des nobles aux mains bourgeoises et, partant, plus féroces des banquiers ; cette révolution qui a créé l’inexorable société capitaliste où il étouffe aujourd’hui, et le Code moderne qui lui met des menottes aux poignets, un bâillon dans la gorge, un boulet aux chevilles. Il en est fier, et toute sa vie, à travers les monarchies et les républiques, se passe à changer de menottes, de bâillons et de boulets, chimérique opération qui lui arrache ce cri d’orgueil :

— Ah ! Si je n’avais pas fait Quatre-vingt-neuf, où donc en serais-je ? Je n’aurais peut-être pas Boulanger !

Pour me donner une idée approximative de ce que vont être ces élections, je n’ai qu’à me souvenir de certaines fêtes religieuses de