sais pas pourquoi… Je saisis ma fourche à deux mains, et de toutes mes forces, avec rage, je frappe l’homme… L’homme tombe… Et je l’achève en lui enfonçant ma fourche dans la poitrine… C’est drôle tout de même, ces choses-là… Sur le moment, ça ne me fit pas plus d’émotion que si j’avais enfoncé ma fourche dans du fumier… Je ne pouvais pas laisser cet homme-là dans le champ, parce que les autres l’auraient trouvé, et, dame ! c’était ma peau, n’est-ce pas ? Le cheval, lui, était reparti en galopant, en hennissant… Je chargeai l’homme dans le tombereau, mis du fumier par-dessus lui, et je rentrai à la ferme… S’il faut tout vous dire… je n’étais pas trop fier !… Non ! cet homme, ce Prussien me gênait… Qu’est-ce que j’allais en faire ?… Je pensai d’abord à l’enterrer… mais j’avais entendu dire que les Prussiens fouillaient la terre autour des maisons, pour y découvrir les provisions cachées… Et puis, je me méfiais des chiens, qui sentent les cadavres et qui vont gratter le sol au-dessus d’eux… Vraiment, j’avais du regret, maintenant ! Il fallait pourtant que je m’en débarrasse, car les Prussiens pouvaient arriver d’un moment à l’autre… Alors, voilà ce que je fis : la nuit, je me relevai, je transportai le militaire dans le cellier… je démontai ma plus grosse pipe de cidre… je mis l’homme dedans, je la remontai, la replaçai sur le chantier…
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