Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/193

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que ma plume, qui grince sur le papier, me distrait un peu de l’effroi de ces poutres, d’où quelque chose de plus lourd que le ciel du jardin pèse sur ma tête. Et puis, il me semble encore que les mots que je trace deviennent des êtres, des personnages vivants, des personnages qui remuent, qui parlent, qui me parlent — oh ! concevez-vous la douceur de cette chose incompréhensible ! — qui me parlent !…

J’ai aimé mon père, j’ai aimé ma mère. Je les ai aimés jusque dans leurs ridicules, jusque dans leur malfaisance pour moi. Et, à l’heure où je confesse cet acte de foi, depuis qu’ils sont tous les deux là-bas, sous l’humble pierre, chairs dissolues et vers grouillants, je les aime, je les chéris plus encore, je les aime et je les chéris de tout le respect que j’ai perdu. Je ne les rends responsables ni des misères qui me vinrent d’eux, ni de la destinée indicible que leur parfaite et si honnête inintelligence m’imposa comme un devoir. Ils ont été ce que sont tous les parents, et je ne puis oublier qu’eux-mêmes souffrirent, enfants, ce qu’ils m’ont fait souffrir. Legs fatal que nous nous transmettons les uns aux autres, avec une constante et inaltérable vertu.

Toute la faute en est à la société qui n’a rien trouvé de mieux pour légitimer ses actes et