Page:Mirbeau - La Vache tachetée.djvu/213

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Mais ils disaient cela d’un ton si mou, et ils riaient tellement, eux aussi, à la vue d’un infirme ridicule, que, loin de me corriger, ces exhortations familiales m’encourageaient, au contraire, à distinguer parmi les douleurs de l’humanité, les douleurs nobles, pour les plaindre et pour en souffrir, les douleurs grotesques ou ignobles pour les détester et pour m’en moquer. Que voulez-vous ? Si soignée que fût mon éducation, on ne m’avait pas appris qu’il n’y a, en réalité, sur la terre, qu’une douleur, et qu’elle s’appelle : la Douleur !

Ces sentiments persistèrent, et même, j’ai honte de l’avouer, s’accrurent avec l’âge et avec mes lectures. Car je m’instruisais avec passion en toutes sortes de choses. Souvent, aux heures de réflexion, je me les reprochais violemment, ces sentiments. Je m’injuriais de les avoir. J’essayais tout pour les vaincre, par la volonté et par la raison. Mais ils étaient plus puissants que ma raison et ma volonté. Alors, pour rétablir n’importe comment l’équilibre en mon esprit, je voulus, à tout prix, mettre mes sentiments d’accord avec ma raison. Et j’argumentai ainsi :

— C’est juste, après tout. Et ces sentiments qu’il m’est arrivé de blâmer ne sont pas aussi bas, aussi vils que je le pense. Ils sont même admirables en ceci qu’ils s’accordent étroite-