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VI

Le lendemain, après le dîner, l’idée me vint de passer la soirée chez le cordonnier. Une sorte d’inquiétude inexplicable, en même temps qu’une sorte de perversité cruelle me poussaient là, dans cette pauvre maison, tout naturellement. Je voulais être sûr que le petit bossu n’était pas revenu, n’était pas ressuscité.

— Eh bien ? dis-je en entrant, sur le ton d’une amicale anxiété. Toujours pas de nouvelles ?

— Hélas ! gémit le père.

— Il est perdu… perdu !… sanglota la mère. Marie, qui était là, entre les deux parents affligés, ne dit rien. Elle me regarda d’un œil fixe et dur, d’un œil qui m’accusait de la mort du petit bossu. Mais, je ne sais pourquoi, il me semblait que son regard contenait moins de haine qu’autrefois.

Le père travaillait, sous une petite lampe à pétrole, à assouplir un vieux morceau de cuir ; la mère, les yeux cerclés de lunettes, reprisait des bas. Et Marie ne faisait rien, assise, le buste droit, les mains croisées sur ses genoux, son visage d’un blanc laiteux dans la pénombre de la pièce.

— C’est curieux, repris-je après un court silence.