Page:Mirbeau - La Vache tachetée.djvu/244

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Et, durant plus d’une heure, nous demeurâmes ainsi, sans parler.

Moi, je pensais avec une grande tranquillité d’esprit à la mâchoire de ronces et de clématites qui avait englouti le petit bossu. Et je chantais, en dedans de moi-même, sur un rythme traînard et dolent :

Connais-tu… le pays…

Et je me disais :

— Oui… oui !… Il le connaît maintenant, le pays… Ah ! ah ! il le connaît ! Et peut-être qu’il descend encore, qu’il descend toujours dans ce noir sans fond.

Marie continuait de baisser les yeux. À quoi songeait-elle ? Elle ne regardait plus ses mains, ni l’établi, ni le plancher, ni la face morte du Président Carnot, ni rien… rien… rien… Moi, je voyais l’étoffe de sa robe se creuser au ventre, dessiner les cuisses. Je devinais ses bras blancs et pleins, et les rondeurs neigeuses de sa poitrine, et sa nuque, sur laquelle frisottaient des cheveux blonds qu’un rayon de la lampe traversait et faisait transparents comme de l’ambre. Et jamais, jamais plus, ni son visage, ni ses yeux, ni ses bras, ni ses seins ne seraient baisés par les lèvres obscènes et dégoûtantes du petit bossu ! Et un espoir entrait en moi, un espoir se fortifiait en moi.