Page:Mirbeau - La Vache tachetée.djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

coudes un chemin, à travers cette forêt de corps humains. Impossible de pénétrer dans l’église dont on aperçoit, au-dessus des têtes houleuses, entre les piliers, dans un fond d’or et de clarté rouge, l’autel où se dresse la fulgurante image de sainte Anne, terrible et vorace comme une divinité de l’Inde.

La main du prêtre, qui fut toujours si pesante, pèse d’un poids plus écrasant sur le crâne et sur le ventre de ces malheureux qu’on voit lutter, avec la résignation des bêtes domestiques, contre l’âpre terre inféconde. Les chemins de fer, ces conquérants, n’ont pu laisser d’autres traces ici que celles vite disparues de leur fumée. Les trains passent entre les pins, entre les chênes, entre les blocs de granit ; ils passent en vain s’essoufflant… Ils ont passé… entre les pins, entre les chênes, nulle part, ils n’ont déposé un atome de la vie nouvelle qui gronde dans leurs flancs. Et même ne voit-on pas avec étonnement, au-dessus des locomotives et des poteaux télégraphiques humiliés, la statue de la patronne des Bretons couronner la gare de Sainte-Anne de sa masse de fonte énorme et bénite ?