Page:Mirbeau - La Vache tachetée.djvu/73

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

débarqué à La Bouille, comme cela pouvait arriver, mon Dieu, à quoi tiennent les choses ?… il eût été tellement enchanté du pays, qu’il y serait peut-être resté… Et nous n’aurions pas eu de Waterloo.

Le passager jeta sur moi des regards effarés… On arrivait à La Bouille. La joie, l’orgueil illuminèrent les visages rouennais d’une lueur subite. Malgré la pluie que le vent d’ouest nous cinglait à la figure, je vis les petits s’éparpiller sur les berges du fleuve, brandissant d’illusoires haveneaux, et les grands coiffés de leurs casques et de leurs cache-nuque, s’étaler sur l’herbe mouillée, comme sur le sable d’une grève, et suivre, d’un œil charmé, le mouvement des vagues chimériques et le vol lointain des bateaux absents, tandis que des couples adultères, enviant la liberté des mouettes idéales et l’infini de l’horizon ouvert à leurs désirs, rêvaient à des voyages qui ne finissent pas.

Or, je remarquai, avec une grande mélancolie, que la Seine, tout à l’heure, large et gaie, se resserre à La Bouille, s’étrangle contre le coteau, et s’attriste, reflétant les nostalgies de ce petit village, dont les Rouennais troublent la paix rurale. Le bac passait une vache de l’autre côté du fleuve. Sur le quai, jambes pendantes, un ancien gendarme pêchait à la ligne, et des mouches s’acharnaient autour d’un mor-