Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/117

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Ce soir-là, je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser. Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la chaleur, sommeillant presque, j’aimais à retourner dans le passé, à ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis. Cinq années s’étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où j’avais commencé l’apprentissage de la vie, par le désolant métier de tueur d’hommes… Cinq années déjà !… C’était d’hier, pourtant, cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés, lamentablement… Cinq années seulement !… Et, quand je rentrai au Prieuré, la maison était vide, mon père était mort !…

Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles, et c’étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible angoisse, j’avais été tendre, affectueux ; une seule fois, j’avais laissé déborder tout mon cœur, et cette lettre qui lui eût apporté une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l’avait pas reçue !… Tous les matins, m’avait conté Marie, il allait à la grille, une heure avant l’arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles, il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons passaient, se rendant à la forêt ; mon père les interpellait :

— Hé ! père Ribot, vous n’avez point rencontré le facteur, par hasard ?