Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/13

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plaintif, puis douloureux, — ah ! si douloureux ! — on eût dit le cri d’un enfant. Et le petit chat bondit, se tordit, gratta l’herbe et ne bougea plus.


D’une absolue insignifiance d’esprit, d’un cœur tendre, bien qu’il semblât indifférent à tout ce qui n’était pas ses vanités locales et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en toute justice, de l’universel respect. Ma mère, une jeune fille noble des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie du pays, ce qu’il jugeait aussi utile qu’un surcroît d’argent ou qu’un agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d’observation fussent très bornées, qu’il ne se piquât point d’expliquer les âmes, comme il expliquait la valeur d’un contrat de mariage et les qualités d’un testament, mon père comprit vite toute la différence de race, d’éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S’il en éprouva de la tristesse, d’abord, je ne sais ; en tout cas, il ne la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud, ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y avait un abîme qu’il n’essaya pas un seul instant de combler, ne s’en reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté de pensées et d’aspirations, ne gênait