Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/14

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nullement mon père qui, vivant beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s’il trouvait la maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses manies strictement respectées ; en revanche, elle était très pénible, très lourde au cœur de ma mère.

Ma mère n’était pas belle, encore moins jolie : mais il y avait tant de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d’avril et se fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si vaincu, qu’on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris, métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès d’elle, m’a dit souvent un de ses vieux amis, et je l’ai, depuis, bien douloureusement compris, auprès d’elle, on se sentait pénétré, puis peu à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d’étrange sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague, la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait le charme amer et puissant qu’ont certaines créatures privilégiées du malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d’irrémédiable. Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait