Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/153

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Un soir que Spy était souffrant, je m’inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates qui l’enveloppaient, je murmurai : « Il a du bobo, le petit Spy… Où ça, il a du bobo ? » Seule, l’image du chanteur surgissant, tout à coup, auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais je n’avais qu’à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et elle disparaissait aussitôt.

Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté, jusque-là.

— Non, non ! disait-elle.

Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux tristes.

— À quoi bon, mon ami ?

J’insistai, suppliai.

— C’est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de la connaître.

Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle consentit… Ah ! quelle tristesse !

Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari… Quant à elle, Juliette, on l’avait mise en demi-pension chez les sœurs… Le père buvait et, chaque soir, rentrait ivre… alors, c’étaient des scènes terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que les sœurs, renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la fille d’une mauvaise femme et d’un ivrogne… Ah ! quelle misé-