Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chaleur de son esprit ; sa conversation m’ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés ; ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme moins indécise que je m’efforçais de transcrire : il m’habituait à voir, à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie profonde… Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où j’avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais réellement, cette nuit monstrueuse ; je sentais ses ténèbres se coller à mes cheveux, s’agglutiner à mes doigts, s’enrouler autour de mon corps, en anneaux visqueux…

Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d’un treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d’un autre jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur moi cinq rangées de fenêtres ; au troisième étage, contre la croisée qui l’encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis. Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux, et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des angles de chair jaune et ridée, des trous d’ombre et des mèches de barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les troncs des arbres morts.