Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/216

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— Pauvre mignon ! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule, pauvre mignon !

J’éclatai en sanglots, et je m’écriai :

— Tu comprends qu’il faut que je te quitte… Et j’en mourrai !

— Allons, tu es fou de parler ainsi… Est-ce que tu crois que je pourrais vivre sans toi, mon chéri ?… Voyons, ne pleure pas, ne te désole pas…

Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant plus douce :

— D’abord nous avons quatre mille francs… nous pouvons vivre quatre mois avec cela… Pendant ces quatre mois, tu travailleras… Voyons, en quatre mois, si tu n’as pas le temps de faire un beau livre !… Mais ne pleure plus… parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros secret… un gros, gros, gros secret… Sais-tu ce qu’elle fait, ta petite femme qui se doutait bien un peu de cela ?… le sais-tu ?… Eh bien ! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons d’équitation… et, l’année prochaine, comme elle sera très forte, Franconi l’engagera… Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute école ?… Deux mille, trois mille francs par mois… Ainsi, tu vois qu’il n’y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon !

Toutes les déraisons, toutes les folies m’étaient bonnes. Je m’y accrochais désespérément, comme le marin perdu s’accroche aux épaves incertaines que la vague pousse. Pourvu qu’elles me soutinssent un instant, je ne me demandais pas vers quels plus dan-