Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/245

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— Oui, oui, je me rappellerai.

Ce n’est qu’à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades, que j’eus véritablement conscience de ma situation… Et j’éprouvai une affreuse douleur… J’allais donc partir ! C’était donc fini !… Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais !… En ce moment, j’oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l’irréparable conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de bonheur, et je me révoltai contre l’injustice qui me séparait de ma bien-aimée… Lirat disait :

— Et puis, si vous saviez, quelle douceur c’est de vivre parmi les petits… d’étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation de martyrs, leurs…

Je songeais à tromper sa surveillance, à m’enfuir tout à coup… Une espérance folle me retint… Je me répétais : « Célestine aura averti Juliette que Lirat est venu, qu’il m’a emmené de force… elle devinera tout de suite qu’il se passe une chose horrible, que je suis dans cette gare, que je vais partir… et elle accourra »… Sérieusement, je le croyais… Je le croyais si bien que, par les larges baies ouvertes, j’examinais les gens qui entraient, fouillais les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant devant les guichets… Et, si une femme élégante apparaissait, je tressaillais, prêt à m’élancer vers elle… Lirat poursuivait :

— Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros… Ah ! vous les verrez, ces brutes magnifiques,