Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s’avançait vers moi, bombant le dos, dansant sur ses pattes grêles d’araignée… Et je regardai Spy, obstinément… Et je pensai que Spy était le seul être qu’aimât Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu’on pût infliger à Juliette… Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de grimper sur mes genoux. Il semblait me dire :

— Si tu souffres tant, je n’en suis pas la cause… Te venger sur moi, si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche… Et puis, tu crois qu’elle m’aime tant que ça !… Je l’amuse comme un joujou, je lui suis une distraction d’une minute et voilà tout… Si tu me tues, ce soir, elle aura un autre petit chien comme moi, qu’elle appellera Spy comme moi, qu’elle comblera de caresses comme moi, et il n’y aura rien de changé !

Je n’écoutais pas Spy, de même que je n’écoutais jamais aucune des voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise action… Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les pattes de derrière.

— Ce que je ferai, mère Sochard ! m’écriai-je… Tenez !…

Et faisant tournoyer Spy dans l’air, de toutes mes forces, je lui écrasai la tête contre l’angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les flambeaux, un œil arraché tomba sur le tapis…