Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/37

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— Mon petit Jean !… ah ! mon pauv’petit Jean !

Vaincu par l’émotion et par la fatigue des nuits passées, il s’endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une immense pitié, j’écoutai ce cœur inconnu qui, pour la première fois, battait près du mien.


Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu’on ne m’enverrait pas au collège et que j’aurais un précepteur. Mon père n’approuvait pas ce genre d’éducation, mais il s’était heurté à de telles crises, qu’il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu’il avait sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits de père sur moi. J’eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle, même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur l’instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui, loin de m’encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l’étude. On lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s’en tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu’un enfant idiot. Jamais il ne lui vint à l’esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau, d’interroger mon cœur ; jamais il ne se demanda si, sous ce masque triste d’enfant solitaire, il n’y avait pas des aspirations ardentes, devan-