Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/38

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çant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de savoir, qui s’était intérieurement et mal développée dans le silence des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m’abrutit de grec et de latin, et ce fut tout. Ah ! combien d’enfants qui, compris et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s’ils n’avaient été déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas continuer l’œuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle pour la fortifier, en vous armant pour la défendre ? La vérité est que mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu’auprès de mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu’il pouvait pour me plaire, il s’acharnait à m’aimer stupidement. Mais, lorsque j’étais avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus, de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l’esprit une épouvante invincible, ou bien le récit des brigandages d’un nommé Lebecq, grand républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m’emmenait dans son cabriolet, lorsqu’il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce mystère de la nature qui s’élargissait, chaque jour, autour de moi, je lui adressais une question, il ne