Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/58

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par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je tirais… Il arriva bientôt que je n’eus plus conscience de rien. Je marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve… D’étranges hallucinations passaient devant mes yeux… Je voyais une route de lumière, qui s’enfonçait au loin, bordée de palais et d’éclatantes girandoles… De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l’espace, leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits délicieux… Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient sur les pelouses illuminées, au son d’une multitude d’orchestres, tapis dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins, rafraîchies par les jets d’eau.

— Halte ! commanda le sergent.

Je m’arrêtai et, pour ne point m’écrouler sur le sol, je dus me cramponner au bras d’un camarade… Je m’éveillai… Tout était noir. Nous étions arrivés à l’entrée d’une forêt, près d’un petit bourg où le général et la plupart des officiers allèrent se loger… La tente dressée, je m’occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre chien exténué, je m’allongeai sur la terre mouillée et m’endormis profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on n’entendit plus jamais parler. À chaque marche pénible, cela se passait tou-