Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/60

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme nous faisions autrefois… L’appel terminé, il y eut distribution de vivres, car l’intendance avait fini par retrouver la brigade… Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi gloutonnement que des chiens affamés.

Je souffrais toujours. Après la soupe, j’avais eu un étourdissement, bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout, autour de moi, tournait… les tentes, la forêt, la plaine, le petit bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la permission d’aller à la visite.

Les tentes s’alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux routes, une petite maison s’élevait, misérable et couverte de chaume, sorte de hangar abandonné, qui servait d’abri aux cantonniers, pendant la pluie. C’est là que le chirurgien avait établi une ambulance improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une longue file d’êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait