Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/83

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Mais le bruit s’éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus pesant, plus redoutable, plus désespéré… Une branche me frôla le visage ; je reculai, saisi d’épouvante. Plus loin, un renflement de terrain me fit l’effet d’un homme qui, bombant le dos, aurait rampé vers moi ; je chargeai mon fusil… À la vue d’une charrue abandonnée, dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber à la renverse… J’avais peur de l’ombre, du silence, du moindre objet qui dépassait la ligne d’horizon et que mon imagination affolée animait d’un mouvement de vie sinistre… Malgré le froid, la sueur me coulait en grosses gouttes sur la peau. J’eus l’idée de quitter mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d’ingénieux et lâches raisonnements, que les camarades m’avaient oublié et qu’ils seraient très heureux de me retrouver… Évidemment, puisque je n’avais pas été relevé de ma faction, puisque je n’avais vu passer aucune ronde d’officier, c’est qu’ils étaient partis !… Et si, par hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu là-bas ?… Aller à la ferme, où ma compagnie s’était arrêtée le matin, et y demander des renseignements ?… J’y songeai… Mais, dans mon trouble, j’avais perdu le sentiment de l’orientation, et je me serais infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire… Alors, une abominable pensée me traversa l’esprit… Oui, pourquoi ne pas me tirer un coup de fusil dans