Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/84

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le bras, et m’enfuir ensuite, sanglant et blessé, et raconter que j’avais été assailli par les Prussiens ?… Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui s’envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale, afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette ivresse maudite de la peur, et je m’acharnai à retrouver des souvenirs d’autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle embaumé, aux ailes blanches… Images et souvenirs m’arrivaient, ainsi qu’en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur les mettait aussitôt en déroute… La Vierge de Saint-Michel, aux chairs si roses, au manteau bleu, constellé d’argent, je la revoyais impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres ; les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j’aimais tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se bouleversaient, s’enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres géants ; puis, dans l’air, se croisaient des obus figurant des visages connus qui ricanaient ; l’un de ces projectiles déploya soudain de grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m’enveloppa… Je poussai un cri… Mon Dieu ! allais-je donc devenir fou ? Je me tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes… Je devais être d’une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du cœur au cerveau comme une vrille d’acier… « Voyons, voyons ! » me disais-je tout haut, pour bien m’assurer que je ne dormais