Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/86

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de ma mère s’embrumait, s’effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j’avais données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant sur ses genoux, il me dit : « Cela vaut peut-être mieux ainsi. » Et je comprenais aujourd’hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs passées et d’épouvantement dans l’avenir. C’était pour elle qu’il disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non pour lui, le malheureux homme, qui s’était résigné à tout souffrir… Depuis trois ans, il avait bien vieilli : sa haute taille se cassait, son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc, laissait les chats brousser dans les lianes et laper l’eau du bassin ; à peine s’il s’intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait ; il ne s’occupait plus de ses petites affaires d’ambition locale. Il ne fût point sorti, n’eût point bougé de son fauteuil à oreillettes, — qu’il avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul, — sans Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.

— Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout ubi, là, dans vot’ coin…

— Bien, bien, Marie, je vais remuer… Je vais aller au bord de la rivière, si tu veux.