Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/89

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en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait dans l’air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur… Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se rendre compte de nos positions, de l’état du terrain ; toute une armée grouillait, sans doute, derrière lui, n’attendant pour se jeter sur la plaine, qu’un signal de cet homme !… Bien caché dans mon bois, immobile, le fusil prêt, je l’examinais… Il était beau, vraiment ; la vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié ! Il regardait toujours la campagne, et je crus m’apercevoir qu’il la regardait plus en poète qu’en soldat… Je surprenais dans ses yeux une émotion… Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le ciel était devenu tout rouge ; il flambait glorieusement ; les champs, réveillés, s’étiraient, sortaient l’un après l’autre de leurs voiles de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes, doucement agitées par d’invisibles mains. Des arbres grêles, des chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu ; le pigeonnier d’une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de briller, dressait son cône blanchâtre dans l’ardeur pourprée de l’orient… Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, s’était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à l’Amour.