Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/91

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arbre, un coin de rivière, un coupe-papier… Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient, et, avec cette puissance de vision qu’ont les exilés, il embrassait, d’un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu’ici, il avait été heureux… Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine, reculant, encore plus loin, le lointain horizon… Cet homme, j’avais pitié de lui, et je l’aimais ; oui, je vous le jure, je l’aimais !… Alors, comment cela s’est-il fait ?… Une détonation éclata, et dans le même temps que j’avais entrevu à travers un rond de fumée une botte en l’air, le pan tordu d’une capote, une crinière folle qui volait sur la route… puis rien, j’avais entendu, le heurt d’un sabre, la chute lourde d’un corps, le bruit furieux d’un galop… puis rien… Mon arme était chaude et de la fumée s’en échappait… je la laissai tomber à terre… Étais-je le jouet d’une hallucination ?… Mais non !… De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route, comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu’un petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras en croix… Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l’espace, le vol d’un papillon… moi, stupidement, inconsciemment, j’avais tué un homme, un homme que j’aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, un homme qui, dans l’éblouissement du soleil levant, suivait les rêves les plus purs de sa vie !… Je l’avais peut-être tué à l’instant précis où cet homme se disait : « Et quand